Valérie Payen
TECFA-Université de Genève
Valerie.payenjeanbaptiste@unige.ch


Certains travaux sur les environnements informatiques pour l’apprentissage humain s’appuient sur des démarches ethnographiques (Houston, 2019 ; Nova, 2018 ; Nova & Bloch, 2020). Ce type d’approche implique une double posture, participante et objectivante. Que signifient ces deux postures et comment peuvent-elle être articulées ?
Les méthodes ethnographiques de recherche impliquent une participation en immersion dans la vie courante d’une population en vue d’avoir un regard approfondi de sa réalité et de développer une perception holistique profonde du contexte et des enjeux sociaux observés. L’objectif poursuivi dans une telle démarche de recherche est de se rendre suffisamment proche de la culture étudiée pour en comprendre le fonctionnement, tout en étant capable de s’en détacher suffisamment pour pouvoir en rendre compte (Hine, 2001) Cette interaction pose alors le problème d’une double posture que le chercheur ou la chercheuse ethnographe se doit de prendre en compte du point de vue éthique.
En effet, il ou elle doit s’engager sur son terrain de recherche avec l’ouverture nécessaire pour créer des liens et participer à la vie quotidienne de la population afin de recueillir les informations qui vont constituer son corpus de données empiriques. D’un autre côté, le ou la chercheure doit être aussi en mesure de garder une certaine distance avec son terrain de recherche pour éviter d’introduire des biais dans l’observation des phénomènes étudiés du fait de ses interventions ou parce que ses interactions avec le terrain lui font perdre de vue l’objet de sa recherche.
En ce sens, la recherche ethnographique exige du ou de la chercheure une réflexivité sur ses pratiques éthiques tout au long de sa recherche, tant au regard de la population avec laquelle la recherche est mené qu’au regard de la communauté scientifique à laquelle les résultats de recherche doivent être rapportés selon les règles de l’art.


1. Comment articuler ces deux postures ?

Chacune des postures, participante et objectivante, possède ses exigences propres qu’il faut savoir articuler de manière à ne pas trahir la confiance des participant.e.s à la recherche et d’éviter d’enfreindre les exigences de validité scientifique (Genard et Roca i Escoda, 2010)

1.1 La posture participante:
Cette posture relève de l’implication de l’ethnographe sur le terrain de recherche : la manière de s’engager auprès des acteurs (recrutement et consentement de participation ou pas) ; d’aller à la collecte des données (organiser la sécurité des données ; la gestion des identités, etc.) ; de négocier sa participation aux activités du milieu (la gestion des rapports ; le traitement des propos ; des gestes etc.) A ce niveau, il est important de réfléchir sur la manière de concevoir et de conceptualiser son terrain de recherche. Marcus (1995), invite à ne pas définir le terrain de recherche comme un espace physique mais de préférence comme un champ spatial, culturel et social à travers lequel l’ethnographe se déplace pour observer un nombre de données en provenance d’origines différentes (Marcus, 1995). Cette approche ethnographique offre l’avantage d’éviter une généralisation hâtive dans la mesure où chacun des contextes est spécifique (Falzon et al., 2016). Ainsi, l’engagement ethnographique n’est pas restreint ou limité à un espace physique mais est spatialement étendu ce qui permet à l’ethnographe de mieux négocier ses interventions dans les milieux.

1.2 La posture objectivante
Cette posture relève de l’engagement de l’ethnographe dans le traitement, l’analyse et l’interprétation des données. Elle concerne également l’implication du ou de la chercheure dans la gestion de la restitution des données et les enjeux de la validité scientifique dans une recherche ethnographique. A ce niveau, Genard et Roca i Escoda (2010) invitent le ou la chercheure à prêter attention à la manière dont il ou elle décidera de hiérarchiser ses données : qu’est-ce qui sera rapporté, comment et pourquoi ? Faut-il toujours tout rapporter en particulier si cela peut porter préjudice aux participants ? Peut-on, d’un point de vue éthique, supprimer des données pertinentes quand ces dernières sont importantes pour la compréhension de ce qui a été observé ? Quand et comment hiérarchiser tout en restant objectif ? Ces différentes considérations sont à prendre en compte tout au long du processus de conduite de la recherche, dès le moment où le chercheur ou la chercheuse construit son terrain.


2. Entre implication éthique vis-à-vis des participant.e.s et implication éthique par rapport à la communauté scientifique…comment s’organiser ?

À ce propos, il est essentiel de retenir que les ethnographes ne s’appuient pas exclusivement sur une méthode donnée, mais sur une boîte à outils pour l’analyse et l’interprétation des données. Ces outils ne se limitent pas à une analyse descriptive mais peuvent, par la mobilisation de diverses méthodes, permettre de conceptualiser l’objet d’étude. Par exemple, dans le cadre d’une recherche itinérante multi-sites, la méthode d’analyse thématique des données (Braun et Clarke, 2006), permet de prendre en compte les différents concepts, symboles, discours des acteurs à travers un riche corpus de données et de les analyser au regard du questionnement théorique. Elle permet aussi au ou à la chercheur.e de faire des liens entre les différents concepts théoriques et les données tirées du corpus pour une interprétation instructive et extensive (Braun & Clarke, 2006). Ceci peut être illustré en se référant à certains travaux comme celui de Mvoto Meyong (2007) sur la culture institutionnelle et apprentissage en ligne en Afrique subsaharienne francophone (Mvoto Meyong, 2006).
Dans d’autres cas, Il peut arriver qu’enquêteur.e.s et enquêté.e.s définissent ensemble des règles de participation et d’usages des données. Il est aussi possible de concevoir la recherche de telle sorte que les participant.e.s y soient impliqué.e.s et s’y investissent dans toutes les étapes : les questions des grilles d’entretien, par exemple, peuvent être discutées avec les participant.e.s. Les participant.e.s peuvent aussi être impliqué.e.s dans la validation des résultats ou la diffusion des résultats d’analyse des données etc. Cette forme de collaboration entre chercheur.e.s et participants est souvent mobilisées dans les recherches de science citoyenne (voir par exemple (Schneider et al., 2017). Ainsi, les participant.e.s construisent avec les chercheur.e.s un réseau qui leur permet de rester en contact tout le long du processus.


Que faut-il retenir ?

La question de la double posture éthique soulevée ici a pour but d’initier une réflexion sur les enjeux éthiques en recherche ethnographique et sur le rôle ou engagement de l’ethnographe dans le processus de création de savoirs. Ces implications éthiques s’inscrivent dans une double posture soit 1) objectivante en regard de la communauté scientifique et de la validation du travail de recherche et 2) participante en regard de son engagement ethnographique, de sa participation dans les activités d’une communauté, sa représentation et construction d’un terrain de recherche.

Si vous souhaitez approfondir cette question, je vous invite à consulter les références suivantes

Bibliographie

Braun, V., & Clarke, V. (2006). Using thematic analysis in psychology. Qualitative Research in Psychology, 3(2), 77–101. https://doi.org/10.1191/1478088706qp063oa
Falzon, M.-A., Candea, M., Cook, J., Laidlaw, J., Mair, J., Fortum, K., Gallo, E., Gatt, C., Horst, C., Krauss, W., Leonard, K. I., Marcus, E. G., Matsutake Worlds Reasearch Group, Mazzukato, V., Nadai, E., Maeder, C., Weibkoppel, C., & Hannerz, U. (2016). Introduction: Multi-sited Ethnography: Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research. In M.-A. Falzon (Ed.), Multi-sited Ethnography Theory, Praxis and Locality in Contemporary Research (Vol. 3, pp. 1–23). Routledge.
Genard, J.-L., & Roca i Escoda, M. (2010). La « rupture épistémologique » du chercheur au prix de la trahison des acteurs ? Les tensions entre postures « objectivante » et « participante » dans l’enquête sociologique. Éthique Publique, vol. 12, n° 1, 139–163. https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.210
Hine, C. (2001). Virtual Ethnography. In Virtual Ethnography. SAGE Publications Ltd. https://doi.org/10.4135/9780857020277.n3
Houston, L. (2019). Mobile Phone Repair Knowledge in Downtown Kampala: Local and Trans-Local Circulations. In Repair Work Ethnographies (pp. 129–160). Springer Singapore. https://doi.org/10.1007/978-981-13-2110-8_5
Marcus, G. E. (1995). Ethnography in / of the World System : The Emergence of Multi-Sited Ethnography. Annual Review of Anthropology, 24(1995), 95–117.
Mvoto Meyong, C. (2006). Culture institutionnelle et apprentissage en ligne en Afrique subsaharienne francophone: le cas d’une école normale supérieure camerounaise. Revue Internationale Des Technologies En Pédagogie Universitaire, 3(3), 49. https://doi.org/10.18162/ritpu.2006.119
Nova, N. (2018). Figures Mobiles: une anthropologie du smartphone [Université de Genève]. https://doi.org/10.13097/archive-ouverte/unige:107
Nova, N., & Bloch, A. (2020). Dr. Smartphones: an ethnography of mobile phone repair shops (IDPURE édi). https://www.idpureshop.ch/web/catalogue.aspx?cat=62
Schneider, D., Kloetzer, L., & DaCosta, J. (2017). Apprendre en participant à des projets « citizen science » numériques. Raisons Éducatives, 21(1), 229. https://doi.org/10.3917/raised.021.0229

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